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Port-du-ciel était la plus grande agglomération de l’espace qui ait jamais été construite. Longtemps, elle avait servi de relais aux navires qui reliaient la Terre à Mars ou Vénus et aux expéditions d’exploration qui se dirigeaient vers les planètes extérieures. Le Projet lui avait donné une dimension nouvelle. C’était de là que partiraient les grands cargos chargés d’oxygène. C’était dans ses ateliers qu’on construisait leurs structures. C’était dans ses parages que grossissait lentement la sphère d’oxygène liquide.
Port-du-ciel ne ressemblait à aucune ville de la Terre. Quelques journalistes faisant référence à F Ouest américain du XIXe siècle en avaient parlé comme d’une ville-frontière. Dans une certaine mesure, ils avaient raison. Port-du-ciel se situait à la lisière de deux mondes, celui des navettes et des satellites qui appartiennent encore à la sphère terrestre, et celui de l’espace libre que sillonnent les grands navires interplanétaires.
Mais d’un autre point de vue, ils avaient tort. Il n’y avait pas de place pour le moindre romantisme dans cette ville de métal et de plastique, ou seulement, s’il existe, pour celui de la science.
Au premier abord, pourtant, le port pouvait donner une impression de chaos. Des constructions de toutes formes et de toutes époques s’étageaient dans toutes les directions de l’espace. Elles étaient souvent reliées par des amarres ou des ponts qui auraient semblé sur Terre d’une incroyable fragilité mais qui suffisaient à équilibrer les effets de la microgravité.
Dans la région centrale du port, un immense tore tournait lentement sur lui-même. Il abritait les services techniques et scientifiques. Tout autour de lui et reliés uniquement à ses pôles, se distribuaient en un labyrinthe inextricable une foule de satellites divers, parfois de simples coques de navires désarmés ou des réservoirs réaménagés qui servaient d’entrepôts, de laboratoires ou de logements aux pilotes et aux techniciens. Aux limites de la ville se trouvaient les stations de tourisme et les hôpitaux ainsi que les docks auxquels venaient s’adosser les navires en cours de chargement ou de réparation.
Tout un faubourg nouveau de cette toile d’araignée tissée dans l’espace, accrochée au vide, était né avec le Projet. Là, les installations étaient modernes et homogènes. Les blocs spatiaux avaient été disposés fonctionnellement et de longs tubes reliaient ceux qui entretenaient des relations fréquentes. Port-du-ciel la vieille avait grandi un peu au hasard selon les circonstances de la conquête de l’espace et ses anciens quartiers ressemblaient à un musée de l’astronautique tandis que Port-du-ciel la neuve était le premier exemple de ville délibérément dessinée et construite pour l’espace.
Lorsque la première phase du projet serait achevée, celle de la construction, ce secteur de Port-du-ciel abriterait plus de dix mille hommes. De nouvelles générations apparaissaient qui considéraient la vie dans l’espace comme la norme et l’existence à la surface des planètes comme proprement intolérable. Des enfants naissaient qui, plus tard, n’auraient d’autre ambition que de s’enfoncer plus avant vers les étoiles. En cela, mais en cela seulement, les journalistes avaient raison de qualifier Port-du-ciel de ville-frontière.
Beyle ne dirigea pas tout de suite ses hôtes vers le quartier général du Projet. Il désirait leur présenter la planète du froid. La navette s’éloigna de la ville, parcourut quelques kilomètres et décéléra doucement.
Archim et Gena, tendus, fixaient anxieusement les écrans. Et la planète du froid grandissait lentement. Elle ne fut d’abord qu’un point blanc, puis une bille étincelante, environnée de vapeurs et parfaitement sphérique, comme une boule de neige suspendue dans l’espace, puis une sphère enfin, si vaste qu’elle semblait destinée à emplir tout le ciel.
Un navire immobilisé près d’elle donnait l’échelle. La sphère avait déjà plusieurs centaines de mètres de diamètre. D’immenses réflecteurs aluminisés la protégeaient du soleil. Ils tournaient autour de la sphère selon un mouvement lent et précis qui les interposait toujours entre les rayons de l’astre et elle. La sphère était une seule goutte d’oxygène liquide.
— Nous n’aurions pu trouver nulle part de meilleur réservoir que l’espace, dit Beyle. La température de cette sphère est très proche du zéro absolu. Comme la chaleur ne peut lui arriver par conduction puisque le vide est un isolant parfait, nous n’enregistrons qu’un pourcentage de perte très inférieur à celui qui nous pourrions obtenir sur Terre dans les meilleures conditions. Nous avons cependant estimé nécessaire d’éliminer l’apport de calories en provenance du Soleil, de la Terre et de la Lune. Ces réflecteurs renvoient dans l’espace la quasi-totalité de l’énergie rayonnante qu’ils reçoivent.
— Je m’attendais à trouver une sorte d’immense réservoir, dit Gena. Cela m’effraie un peu. Je ne peux pas m’empêcher d’avoir l’impression que cette boule va brusquement exploser dans l’espace.
— Aucun danger, répondit Beyle. L’espace lui-même est le meilleur réservoir que nous puissions trouver. Les forces de microgravité et la tension superficielle assurent la cohésion de la sphère. Les effets de marée sont tout à fait mesurables mais sans gravité. Le problème le plus délicat a été d’empêcher la sphère d’acquérir un mouvement de rotation sur son axe assez prononcé pour engendrer une force centrifuge qui risquerait de la déformer puis de la disloquer. Cela demande une synchronisation très soigneuse des ravitailleurs. Mais pratiquement un planétoïde de cette espèce pourrait demeurer presque intact pendant des millions d’années à condition qu’on ne lui fournisse aucune chaleur ni aucune énergie cinétique. Aussi devons-nous isoler les navires qui en approchent pour qu’ils rayonnent le moins d’énergie possible. Celui-ci vient en droite ligne des premières installations de la Méditerranée.
Une énorme abeille, pensait Gena, une abeille noire. Gonflée d’un suc qu’elle a prélevé dans la mer, non, qu’une machine aussi complexe qu’une fleur a prélevé pour elle dans la mer, et qui vient ici le rejeter dans ce nid monstrueux, ans ce réservoir cosmique qui donnera de la vie à toute une planète. Et d’autres abeilles géantes viendront puiser à cette source à leur tour, qui feront, elles, le long voyage entre la Terre et Mars.
— Naturellement, reprit Beyle après les avoir laissés s’emplir de cette vision, le planétoïde que vous avez sous les yeux est en pleine croissance. Il n’atteindra sa dimension maximale que dans quelques années. Il comptera alors plusieurs kilomètres de diamètre et des navires venus de la Terre l’alimenteront constamment alors que d’autres emporteront une goutte de cet océan de l’espace vers Mars.
Oui, pensait Gena, c’est un océan, un océan d’oxygène liquide, sphérique parce que les lois de la gravitation universelle l’exigent, et flottant dans l’espace, un océan flottant dans un océan, une planète de froid, irradiant peut-être du froid, un soleil d’hiver.
Elle secoua la tête. Ce n’étaient pas là des concepts scientifiques.
— Nous avons dû lutter contre un obstacle, disait Beyle, l’échauffement interne. La principale source d’échauffement est la gravité. Plus notre sphère croît, plus la pression interne augmente et elle peut atteindre au centre de la sphère des valeurs tout à fait impressionnantes. La température croît avec la pression, si bien que nous risquons de nous trouver en face de mouvements de convection affectant la masse même de la sphère, contribuant à élever sa température et à projeter dans l’espace, sous forme gazeuse, une quantité accrue d’oxygène. La pression est suffisante au voisinage du centre de la sphère pour élever la température de quelques fractions de degré. Mais ce facteur ne deviendrait heureusement significatif que si la sphère atteignait un diamètre de plusieurs dizaines de kilomètres.
— Pourquoi ne pas avoir constitué plusieurs petites sphères pour éviter ce problème ? demanda Archim.
— Parce qu’il nous est très difficile de contrôler les mouvements d’une sphère de ce type. On ne peut évidemment pas l’enchaîner à un moteur. Aussi avons-nous préféré ne prendre qu’un seul risque. Nous avons établi un noyau initial, composé de roches lunaires, sur une orbite aussi stable que possible et nous faisons très attention lors de chaque opération de chargement ou de déchargement à ne pas modifier cet équilibre. Le champ gravitationnel peut varier très légèrement, en fonction de l’activité solaire par exemple, sans que nous disposions des moyens de correction que nous employons pour Port-du-ciel. Nous pouvons un peu infléchir la course de la sphère en nous servant de processus magnétiques dérivant de la physique de l’hydrogène aux très basses températures, mais dans des limites étroites seulement. Et nous pouvons jouer sur le différentiel de vitesses entre la sphère et les cargaisons que nous y injectons, mais là aussi la marge est serrée. Aussi, plutôt que de courir le risque de voir s’égailler plusieurs sphères dans l’espace circumterrestre, nous avons préféré n’en établir qu’une seule que nos installations de Port-du-ciel pourraient suivre, s’il était nécessaire, jusque de l’autre côté de la Terre. Après tout, la ville est libre de se déplacer.
— Mais vous avez dû calculer un volume optimal pour cette sphère, fit remarquer Archim.
— Nous avons utilisé pour cela un simulateur analogique. Il nous a permis de savoir jusqu’à quel point nous pouvions faire grandir la sphère et à quelle allure nous pouvions le faire de façon à réduire au minimum réchauffement et les mouvements internes. Nous avons délimité une pente d’équilibre selon laquelle la température interne de la sphère, mesurée en son centre, demeure sensiblement constante. Mais cela nous a contraints à prévoir avec une rigueur mathématique les horaires de nos navires non seulement dans les mois à venir mais pour des années, tant pour ceux qui viennent de la Terre que pour ceux qui partent pour Mars. Comme les navires qui font la navette entre la surface terrestre et la sphère ont évidemment un taux de rotation beaucoup plus élevé que ceux qui assurent le trafic entre la sphère et Mars, nous avons dû résoudre un nouveau problème. Nous avons donc été amenés à dessiner des convois géants d’un type absolument original.
» Nous ne pouvons nous permettre aucune erreur, aucune défaillance. Les navires doivent être prêts et partir à l’heure prévue. Nous avons déterminé les horaires de navires qui ne sont pas encore construits, dont les coques et les moteurs n’ont pas encore été dessinés et dont les noms ne sont aujourd’hui que de simples numéros de code.
— Comme une grande horloge, dit Gena. Mais nous ne verrons jamais la fin de cette journée dont elle compte les heures. D’autres oui, mais pas nous. Cinquante années, c’est long. C’est trop long. Vous parlez avec une assurance telle qu’on croirait que vous avez des siècles devant vous.
— Moi non, mais l’humanité, oui, dit Beyle. Mais les choses peuvent changer. Que sera le monde dans dix ans, que sera devenue la technique ? Nous avons étalé ce plan sur cinquante ans en le fondant seulement sur des moyens dont nous sommes sûrs. Mais ce qui nous semble aujourd’hui colossal ne sera peut-être demain qu’un jeu. Peut-être y aura-t-il de l’air sur Mars bien avant ces années lointaines.
Gena le regarda avec curiosité.
— Vous cachez quelque chose, dit-elle.
— Peut-être, dit-il. Je vous en parlerai si… si on m’en laisse la possibilité.
Son mince sourire s’effaça. Il ne pouvait pas oublier ce qui se jouait sur Terre.
— Voyez-vous, dit-il après un instant de réflexion, les années n’ont pas vraiment d’importance, ni même les obstacles et les accidents. Ce qui compte vraiment, c’est d’aller quelque part, d’abord pour le but qu’on s’est fixé et ensuite pour le fait d’y aller. Je n’ai peur ni des années, ni des obstacles. J’ai plutôt peur de moi-même. De ne pas être à la hauteur de la tâche. Mais peu m’importe d’entrer dans la Terre Promise. Nous sommes tous autant de Moïse. Peu importe d’arriver car il n’y a jamais de fin au voyage. Ce qui compte, c’est de marcher.
— Vous êtes un rude marcheur, Georges, dit Gena. Vous finirez par laisser tout le monde derrière vous.
Beyle soupira.
— C’est peut-être, dit-il, ce que je crains le plus.